Jean-Pierre Chabrol
  "Les Chabroliens" - Association des enfants et amis de Jean-Pierre Chabrol


Quelques réflexions sur la vie et sur l'œuvre de Jean-Pierre Chabrol


Ce texte, forcément très court dans le cadre d'un site Internet, comporte des choix délibérés, dans la mesure où il fallait bien choisir…
Il insiste sur l'œuvre romanesque et sur sa genèse, parce qu'il nous semble urgent d'œuvrer pour sa diffusion et pour son enseignement, aussi bien pour la qualité de l'écriture que pour le caractère d'actualité des plus grands romans.
Il est émaillé de citations propres à susciter, selon nous, un grand appétit de lecture et à donner à voir aux générations à venir.
Les autres aspects de l'œuvre (journalisme, théâtre, cinéma) seront plus longuement évoqués dans d'autres pages de notre site, appelé à s'enrichir de façon permanente.


Plus connu du grand public pour ses spectacles sur scène et pour sa carrière de conteur, à la radio et à la télévision, héritier de la tradition orale cévenole, Jean-Pierre Chabrol est aussi un romancier qui a publié près d'une quarantaine d'ouvrages, parmi lesquels une vingtaine de romans et trois recueils de contes et de nouvelles.

Une enfance heureuse
Né en 1925 dans un petit village des Cévennes, à Chamborigaud (Gard), au pied du mont Lozère et de la montagne du Bougès, de parents instituteurs, il est le descendant d'une longue lignée de chevriers. Sa famille possède toujours, à Pont-de-Rastel, un petit hameau de Génolhac, la ferme de ses ancêtres, le Gravas, construite de 1310 à 1325 et qui se trouve au centre d'une grande partie de son œuvre romanesque, sous son nom véritable ou sous des noms romancés (" La Gronde " dans la série des Rebelles).
Fils unique, il connaît une enfance heureuse, auprès de ses parents ou, lorsque ceux-ci sont nommés à Alès, auprès de sa grand-mère paternelle, personnage haut en couleur qui revient souvent dans son œuvre. Il effectue toute sa scolarité primaire et scolaire à Alès, capitale du bassin minier des Cévennes. Il raconte volontiers qu'il ne travaillait que dans les matières qui lui convenaient. Il rêvait de devenir dessinateur. Ses professeurs de français lui reprochaient souvent de sortir du sujet pour en raconter toujours davantage.

La deuxième guerre mondiale et la prise de conscience sociale et politique.
Il passe son bac en 1942, en pleine période de guerre, puis il est admis en khagne (classe préparatoire de lettres) à Paris. Lors de ses retours en Cévennes, il entre en contact avec des résistants, leur sert de plus en plus souvent d'agent de liaison. Menacé d'arrestation par la Gestapo (police politique allemande), il décide de prendre le maquis avec un camarade de classe. Mal renseigné sur la situation du maquis gaulliste qu'il souhaite rejoindre, il tombe par erreur sur un maquis FTP (Francs Tireurs et Partisans), proche du Parti Communiste.
Ce hasard infléchit profondément son destin. Le maquis du Bougès est très cosmopolite. C'est dû pour l'essentiel à la proximité des mines qui ont attiré une main d'œuvre venue de nombreux pays (Espagne, Italie, Pologne, Tchécoslovaquie, Algérie...). À ces mineurs s'ajoutent des réfugiés fuyant les dictatures qui s'installent en Europe : fascisme italien, franquisme espagnol, nazisme allemand.
De ces rencontres, Chabrol conserve un grand esprit internationaliste, ainsi qu'une attirance marquée pour le monde ouvrier, pour les milieux modestes, qui lui fournissent de nombreux personnages de ses romans.
C'est aussi dans le maquis qu'il prend conscience de son hérédité cévenole. Les Cévennes, sous influence protestante, ont en effet été profondément marquées par les guerres de religion, et singulièrement, après la révocation de l'édit de Nantes, par la terrible guerre des Camisards, de 1702 à 1711 qui fait du peuple cévenol un peuple de résistants.
Chabrol révèle cette prise de conscience dans la préface qu'il a écrite pour le livre d'Aimé Vielzeuf Et la Cévenne s'embrasa :
" Je me croyais Cévenol pur sang , mais seul le maquis m'a appris ma Cévenne. Tendre et violente Cévenne... Nous descendions de notre camp du Bougès par les mêmes sentiers que le grand Abraham Mazel quand il fondit sur le Pont-de-Monvert pour porter sur l'abbé du Chayla ces coups de lame étincelante qui firent du petit peuple évangélique la horde effroyable des vengeurs hallucinés. Je n'aurais jamais écrit Les Fous de Dieu si je n'avais pas crevé de froid sur le Bougès, couché le long d'un vieux mauser. "
L'œuvre de Chabrol se trouve donc marquée par une double influence : celle du mouvement ouvrier (ses sympathies hésitent longtemps entre le communisme et l'anarchisme et celle de son hérédité cévenole (il est athée mais se sent profondément lié au destin de ses ancêtres protestants).

L'immédiat " après-guerre ", la période militante et les débuts littéraires.
À la fin de la guerre, il est dans l'incapacité de reprendre ses études. Profondément marqué par les années qu'il vient de vivre, il éprouve beaucoup de difficultés, comme beaucoup de ses camarades, dans le retour à la légalité. Il évoquera cette période dans La chatte rouge, roman publié en 1963. Il milite au Parti Communiste, devient caricaturiste à L'Humanité, quotidien de ce parti. Ses camarades appréciant davantage sa façon d'écrire que sa façon de dessiner, il devient rapidement chef de l'information, ce qui lui confère un rôle important. Appointé par le journal, il tire donc ses revenus de son activité politique. Il n'hésite pourtant pas à renoncer à sa situation en 1956 lorsque les chars soviétiques envahissent la Hongrie : le parti communiste approuve cette invasion, il quitte aussitôt le parti communiste. Son goût de la liberté et celui de la contestation reprennent le dessus.
Ces années parisiennes lui ont permis de rencontrer de nombreux artistes et de nombreux écrivains (voir par ailleurs sur le site). C'est Aragon, qui après avoir entendu de Jean-Pierre Chabrol le récit de La dernière cartouche, qui se déroule pendant la guerre d'Indochine, l'incite à le publier (Éditeurs Français Réunis, 1953).
Mis en " selle " par ce premier roman, il continue d'écrire. En 1955 il publie, chez Amiot-Dumont, le Bout-Galeux, qui se déroule dans un quartier pauvre de Paris. Il obtient le " Prix populiste ". Il entre alors chez Gallimard, avec Fleur d'épine, qui se déroule en Corse (la première épouse de Chabrol est corse). Un homme de trop, publié en 1958, lui permet d'évoquer ses souvenirs de résistant. C'est un roman autobiographique, dans lequel Chabrol reconnaît cependant avoir été profondément marqué par le personnage de Lennie, de l'écrivain américain John Steinbeck (Des souris et des hommes.)

Les années soixante et le temps des grands romans cévenols
En 1961 (puisqu'il n'est pas question ici de citer tous les titres), il publie Les Fous de Dieu que certains considèrent encore comme son plus grand roman. Chabrol y évoque, de façon romancée, la guerre des Camisards, dans le style reconstitué du début du XVIIIe siècle. Il a accumulé une énorme documentation historique, s'est livré à un intense travail littéraire, mais le livre suscite de nombreuses polémiques : il lui manque une voix pour obtenir le prix Goncourt.
La série des Rebelles (Les Rebelles, 1965 - La Gueuse, 1966 - l'Embellie 1968), initialement publiée chez Plon, est peut-être la plus significative de l'œuvre dans la mesure où on y trouve les deux " veines " de l'écriture de Chabrol. Les trois romans forment une large chronique de la Cévenne des années 30. Cette chronique est en même temps très autobiographique puisque l'écrivain s'y rencontre à la fois à l'âge adulte, à travers le personnage de Cherchemidi, tandis que le petit Jean Hur y représente Chabrol enfant.
Les grands événements politiques de l'époque (tentative de coup d'état du 6 février 1934, front populaire du printemps 1936) sont vécus tantôt en Cévenne, tantôt à Paris, mais les chapitres cévenols de la série sont de loin les plus originaux et les plus chaleureux. Dans la lignée des grands romanciers populaires du XIXe siècle (Hugo, Zola), qu'il admire beaucoup, Chabrol peint le monde du travail avec un grand réalisme, mais aussi avec un ton qui peut être lyrique ou épique, selon la situation. Il en est ainsi, par exemple, de la description des mineurs du " travers-banc ", de ceux qui travaillent dans les couches de silice et qui sont condamnés à plus ou moins brève échéance ; le travail de ces forçats évoque une danse macabre :

" Le délégué approchait déjà de l'infernal chantier : un tonnerre de marteaux piqueurs, de pics et de pelles ; deux Tchèques en pointe, des Polonais et quelques Arabes qui suivaient. Nus totalement, vêtus seulement d'une couche de fard blême, ils attaquaient le rocher avec acharnement, et s'enfonçaient dedans.
Ce n'étaient plus des mineurs, mais les spectres blafards d'un clair de lune macabre, dans une danse dont la fin connue n'était jamais l'aurore. Ces Tchèques, ces Polonais, ces Arabes, appartenaient à l'ordre redoutable des hommes qui sortent blancs des entrailles de la terre, l'ordre inquiétant des boulangers du charbon, ordre volontaire où l'on accepte de mourir d'un jour toutes les deux heures. (La Gueuse).
À l'opposé du monde " infernal " de la mine, le village, où vivent encore certains mineurs, apparaît comme un lieu beaucoup plus convivial, où, même si la vie est extrêmement rude, même si les affrontements politiques ou religieux restent fréquents, les anciennes valeurs communautaires sont sauvegardées :
" On retrouvait les mineurs par grappes autour d'un qui sarclait ses aubergines, d'un qui collait une rustine, d'un qui rattachait la treille de son perron, d'un qui remplaçait trois lauzes de son toit ; à deux pour étamer une casserole, à quatre pour tirer une cuve sous la gouttière, à six pour la pétanque sur la placette, au grand complet à cause de trois gouttes " sur le regain du Jaurès qui n'est toujours pas rentré... " (Les Rebelles)
Au-dessus de tout cela, la montagne semble veiller sur chacun et sur tous et perpétuer la vieille morale biblique. En s'élevant vers ses sommets, l'homme retrouve ses racines et sa pureté originelle :
" On était au-dessus de tout, ici, plus haut que le Bougès, plus haut que l'Aigoual, tout en haut du Lozère, le plus haut des trois géants de la Cévenne. On régnait même sur le troupeau des monstres de granit. On n'avait même plus chaud. L'eau nouveau-née vagissait partout sous les pieds, sous l'herbe rare et rase.
Le moindre souffle d'air prenait une importance originelle ". (Les Rebelles)
Dans ce pays resté parfaitement authentique, l'homme et la nature semblent se fondre dans une parfaite harmonie :
" Voilà, écrit encore Chabrol dans Les Rebelles, c'est ainsi dans la Cévenne ; pour comprendre, il faut avoir passé le doigt sur le grain de ces pierres ; après, tout ce qu'on touche n'a plus l'air vrai, alors on y revient toujours ; les yeux fermés, on trouve l'abri comme le troupeau sent la bergerie ; tout vient de la montagne, et tout y revient, notre toit, nos murs si bien faits pour être murs qu'ils se passent de ciment depuis des siècles, au point que nos mas, notre bien, semblent seulement continuer la montagne... "

Le désespoir des années soixante-dix
Tous ces romans des années soixante, écrits loin des Cévennes (Chabrol est pour quelques années en " froid " avec sa famille) et donc fortement empreints de nostalgie, sont encore plein d'espoir dans l'avenir de sa région. Le bassin minier lutte pour sa survie. Rien ne semble perdu. La fermeture progressive de tous les puits de mine conduit Chabrol au bord du désespoir, ou tout au moins du désespoir littéraire. Après un dernier grand livre sur le mouvement ouvrier, Le Canon fraternité, écrit en 1971, dont l'action se déroule cent ans plus tôt sous la commune de Paris, Chabrol écrit Le Crève-Cévenne où il époque la mort du vieux pays, à travers le vieillissement et la mort de ses habitants. C'est un cri de colère, dès le début du récit :
" C'est long de mourir. C'est insupportable, une langueur ! Y aurait de quoi se flinguer un bon coup. Surtout quand il ne s'agit pas que de sa propre mort, quand se mourir soi-même ne suffit plus, quand il faut bien, se mourant, mourir aussi son pays. Crever sa mort dans la mort de sa terre. On ne peut que rester le soir au coin de sa cheminée, quand on en a encore une, à regarder flamber les dernières bougnes des derniers mûriers. Mais il y a pire, mais il est des soirs, des nuits, l'hiver surtout, par des temps à ne pas mettre un assureur dehors, où personne ne passe, où personne ne vient s'accroupir dans l'autre coin, outre-flammes. Alors on se résout à sortir, à chercher un toit, un autre feu, un autre coin, un autre agonisant, un mourant veinard qui voit, lui guilleret, quelqu'un venir mourir avec lui dans la crève du vieux pays. "
Dans la Cévenne par ses gens (Arthaud 1976), il stigmatise les riches étrangers qui rachètent et qui restaurent les vieux mas cévenols, qui les entourent de clôtures et qui viennent regarder les vieux cévenols comme des Indiens dans leur réserve :
" Les Parisiens occupent les mas qu'ils ont acheté à des morts, les Belges et les Hollandais les ruines qu'ils ont cher payées aux marchands de biens. La Cévenne ressemble alors à n'importe quoi, elle est au goût du jour. […] Quant aux " aoûtiens " occasionnels, ils regardent les naturels comme les Indiens de la Réserve : non, vraiment, ils ne croyaient plus que ça existait encore, dans notre France d'aujourd'hui, la pécore à l'état brut... "


Le temps de la souffrance, du bilan et des concessions.
Les dernières années de sa vie ramènent de plus en plus souvent Chabrol en Cévennes et le conduisent à espacer ses séjours parisiens. Il commence aussi à ressentir les premiers signes de la longue maladie qui va, inexorablement, le ronger et l'emporter. Le geste se fait moins sûr et la voix superbe, celle qui vous prenait et ne vous lâchait plus, lui manque de plus en plus souvent. Un de ses derniers grands romans, Le bonheur du Manchot (Robert Laffont, 1993), écrit en hommage à son père, sonne aussi comme une confession : retour sur toute son existence, marqué par l'obsession de la longue période qui l'a tenu éloigné de sa famille et qui a profondément miné ses parents. La critique salue la qualité du roman, mais l'histoire divise les Cévenols proches de Jean-Pierre et de sa famille. L'écriture reste sa meilleure et sa plus sûre façon de vivre et de lutter contre les atteintes du temps. Il publie encore Les aveux du silence (1995), roman au fort contenu psychanalytique qui ne rencontre pas le succès escompté, La Banquise (1998), qui campe un beau personnage de femme cévenole, mère aimante et exclusive prise dans la tourmente de la seconde guerre mondiale et d'un amour démesuré pour son fils. Il rassemble enfin toute une série de textes et de nouvelles qui donnent naissance à deux recueils imposants, Les Mille et une veillées (Robert Laffont, 1997) et Colères en Cévenne (Robert Laffont, 2000).

Sa réconciliation avec le Parc National des Cévennes, dont il avait combattu la création, et avec les " néo-cévenols " qu'il avait si souvent fustigés, s'exprime en termes retentissants, en forme d'autocritique, dans un discours qu'il prononce lors de l'assemblée du Parc en mai 1997 :
" Moi, j'ai toujours dit qu'être cévenol n'est ni un métier, ni une excuse. Ceux qui viennent s'installer ici, et ils sont nombreux, ont à mon avis plus de mérite que ceux qui ne se sont donné que la peine de naître ici... l'important, c'est de savoir où on veut aller, ce qu'on apporte au pays, à ce pays qui a besoin des hommes. "

Poursuivi par l'obsession d'écrire une très longue histoire, une dernière grande fresque historique, une sorte de " livre bilan ", il s'attaque à l'écriture du Muet, confiant très souvent à ses proches : " Je mourrai sans doute en écrivant ce livre ". Pour le vieux lutteur, désormais à bout de forces et irrémédiablement confiné au Gravas, c'était sans doute la plus belle façon de mourir, sans avoir connu la retraite définitive qu'il redoutait tant. Dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 2001, à 76 ans, il abandonne la lutte et s'éteint, en plein cœur des Cévennes, à l'hôpital de Ponteils, à quelques lieues du Gravas, au milieu de cette forêt de châtaigniers qu'il a si bien chantée.

Robert Caracchioli *

* Professeur de lettres modernes au collège d'Apt (Vaucluse) de 1966 à 2002, Robert Caracchioli a collaboré de façon étroite avec Jean-Pierre Chabrol, qui lui a par ailleurs dédié son dernier livre Colères en Cévennes (Robert Laffont, 2000).
Pendant plus de 10 ans, sous l'égide d'une quinzaine de professeurs de différentes disciplines, plusieurs centaines de collégiens et de lycéens se sont livrés à une étude approfondie de l'œuvre, ont reçu l'écrivain dans leur établissement, ont été invités à venir partager les veillées du Gravas et à parcourir, livres en mains, les lieux des romans. Deux productions, aujourd'hui épuisées, ont concrétisé ces travaux : un petit livre, L'écrivain dans la classe en chair et en os, préfacé par Jean-Pierre Chabrol (Éditions du Soleil bleu, 1993), et une cassette vidéo A la rencontre de la Cévenne de Chabrol (1995) plusieurs fois projetée en Cévennes ainsi qu'au premier colloque de la Régordane (Nîmes, 1995).
Robert Caracchioli a rédigé un mémoire de maîtrise intitulé : Espace cévenol, histoire et politique dans la série des Rebelles de Jean-Pierre Chabrol (Aix-en-Provence, 1991).

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