Jean-Pierre Chabrol
  "Les Chabroliens" - Association des enfants et amis de Jean-Pierre Chabrol


Le témoin - et le refus - du temps qui passe



Le retour de Cherchemidi permet d'évoquer une vie de village aujourd'hui disparue : au début des années trente, les habitants de Clerguemort-Pont-de-Rastel travaillent presque tous à la mine voisine, et le retour des mineurs est vécu comme un temps fort de la vie quotidienne du village :

" C'était l'heure où rentrait le poste de jour, le plus nombreux. [...] Il y avait longtemps que les femmes, les mères et les sœurs avaient rangé, nettoyé, rincé la maison à grande eau. [...] L'accueil du foyer, c'était aussi le beau nuage de vapeur bleutée que chaque porte lâchait avant de se refermer. Devant le feu spécialement attisé, au centre de la cuisine dont les tomettes rouges rosissaient de propreté, une grande lessiveuse d'eau chaude attendait le mineur. [...] Dès les premiers beaux jours, les portes restaient ouvertes. Il était alors merveilleux de remonter le village qui allongeait à plaisir le long de sa rivière ses deux rangées de maisons soufflant leur belle buée dans la grand-rue, on passait alors l'étrange revue des Hercule sans peau de bête, des Adam d'avant le péché, encore noirs, déjà blancs, ou panachés, ou moussus, debout dans leur lessiveuse, ou accroupis, membres repliés, et dorés comme lièvres en broche... " (L.R., p 30).

Cette présence vivante, rassurante, des mineurs, qui suscite la nostalgie de Chabrol dans les années soixante alors même que la mine livre ses derniers combats, ne lui fait pas oublier que la roue du temps a déjà tourné, et qu'avant les mineurs, il y avait les fileuses. Lors de son retour au village, Cherchemidi ne les retrouve pas :

" Évidemment, il n'y avait plus les fileuses, les fraîches et rudes filles de la montagne qui arrivaient par groupes, passant les crêtes, pour venir gagner leur trousseau. Douze heures de rang, les deux mains dans l'eau bouillante, sous l'œil des contremaîtres du Moussu, elles se dépêtraient de tous ces fils qui cassaient sans cesse mais, à l'aller, au retour, elles séduisaient les gaillards de Clerguemort, les beaux partis qui s'arrêtaient de sulfater la vigne ou d'arracher les pommes de terre pour moquer nos luronnes au tablier noir, au châle noué sur la tête, en groupe, aussi serrées que les grains dans une grappe d'Aramon, mais qui n'en perdaient pas une... " (L.R., p. 28).



Le village témoigne, certes, du temps qui passe, mais il le refuse en même temps. Les mineurs de " Clerguemort " ne sont pas encore pleinement des prolétaires au sens strict et leur vie diffère profondément de celle de leurs camarades des cités minières de création plus récente. Ils possèdent presque tous un lopin de terre qu'ils continuent à cultiver et perpétuent les vieilles pratiques communautaires de la Cévenne. À Clerguemort, où la vie politique est pourtant intense et les affrontements verbaux souvent virulents, les luttes de classes revêtent un autre ton qu'à la Vernasse ou à Alès, et, le cas échéant, elles s'effacent devant les exigences de la vie quotidienne...

Le vieux chevrier, personnage surgi tout droit de l'Ancien Testament, le rappelle à ceux qui aimeraient le voir s'affronter avec le Mèffi, mineur communiste et secrétaire de la cellule de Clerguemort :



" Toi, le Dévarié, quand tu t'es cassé le bras, qui t'a fauché ton regain avant la pluie - et après sa journée dans la mine - ? Toi, Sang-Caillé, qui a arrêté ton mulet quand il s'est emballé, avec tes enfants dans la jardinière ? Toi, la Chino, qui a fait courir les gendarmes quand ils t'ont mis le grappin sur ton tramail bourré de truites ? Toi, la Pitance, qui a ramené tes cent kilos sur ses épaules, onze kilomètres de long, et dans la neige ? Ta vigne, où elle serait, Chicane, si le Mèffi n'était pas revenu relever ton traversier, tout de suite, en sortant de la mine, sans même prendre le temps de laver sa gueule noire ? Alors ? Pourquoi voudriez-vous que le Tout-Puissant en demande plus que vous ? Le Mèffi, c'est un homme, et il est bon... " (L.R., p. 114).Cette solidarité de village, cette pratique communautaire, ce sentiment de continuité et d'éternité, ce refus du temps qui passe sont exprimés avec beaucoup de force par le Jaurès, mineur lui aussi et maire de Clerguemort, lorsqu'il s'adresse au jeune instituteur Alain Doiren, promu directeur du cours complémentaire de La Vernasse :

" Ah, je ne sais pas trop comment vous dire, moi [...] Ici, nos murs sont vieux, ils sont épais, ils ne datent pas d'hier, vous comprenez, on y est né, on y mourra. Nos vieux, avant nous, y sont nés et y sont morts, comme nous, et leurs vieux aussi. [...] Vous êtes descendu dans la cave du Cagnar ? C'est une seule voûte, immense, de lauzes, [...] une seule voûte qui soutient cinq maisons [...] ça n'a l'air de rien, mais ça compte, ça, on n'y pense jamais à la voûte du Cagnar, mais elle compte tout le temps, à chaque minute, comment dire ?... " (L.G., p. 332).

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